Tous experts ! Comment les citoyens reprennent le contrôle.

Chaque citoyen est un expert. Expert de son territoire, de ses expériences individuelles ou collectives, de son quotidien, etc. Pour en parler, on emploie généralement les expressions de « savoirs citoyens », « savoirs d’usage » ou encore « savoirs ordinaires ». Quel que soit le terme, l’idée est que chaque citoyen cumule des savoirs dans sa vie quotidienne, qui ne dépendent pas forcément d’études ou de diplômes, simplement du fait de sa vie ordinaire. C’est en ce sens que chaque habitant connaît mieux que personne les réalités du quartier dans lequel il vit, ou comme l’imageait John Dewey dès les années 20, « C’est la personne qui porte la chaussure qui sait le mieux si elle fait mal et où elle fait mal ».

Suivant cette logique, grand nombre des acteurs politiques nous font parfois croire qu’ils l’avaient compris. On a vu alors émerger une nouvelle tendance, un nouveau vocabulaire et de nouvelles pratiques sous la bannière « démocratie participative ». Des instances, des espaces et des outils ayant pour vocation de favoriser la participation des habitants, en tant qu’experts de leur ville, alors que de nombreux chercheurs, journalistes, citoyens ont démontré les dérives de ces méthodes, et surtout l’hypocrisie qui se cache en fond. On entend souvent les habitants dénoncer un écart entre la réalité et les objectifs annoncés dans les instances de démocratie participative, associant facilement ceux-ci à des simulacres. Comme de belles idées et de dignes valeurs que les pouvoirs publics ne maîtrisent pas toujours ou en détournent les principes. La concertation est, en ce sens, un exemple souvent mis en avant. Les habitants sont peu ou mal informés des conditions, ont le sentiment que leur parole est simplement entendue mais trop peu prise en compte comme le prévoient les principes de la concertation, ou pire, les décisions sont déjà prises à l’avance.

Par ailleurs, la société donne une place toujours aussi importante aux experts. Ces personnes sont reconnues socialement et collectivement comme « expertes » par leurs savoirs, leurs publications, leurs diplômes, leurs années d’étude, leurs expériences, mais également, pour certaines, par leur fréquence d’apparition dans les médias. Pourtant, rapprochement avec la classe politique, scandales alimentaires et affaires de données cachées par les multinationales ne cessent d’éclater au grand jour. Fort heureusement, tous ne nous bernent pas. Certains de ces « experts » ont conscience des savoirs détenus par les citoyens. Ils savent également la richesse et les ressources que cela représente. Ils n’hésitent alors pas à faire appel à ces savoirs d’usage, de s’en saisir intelligemment, transformant leur approche et leurs pratiques professionnelles, remettant en question la place de toutes les parties dans l’élaboration d’un projet. Une véritable collaboration s’installe, avec elle une égalité entre expert et société civile qui, de ce fait, rendent les projets plus justes, plus adéquats, plus adaptés à la réalité.

Au cours de notre tour de France, deux exemples de collaboration entre citoyens et figure experte nous ont marqué : la permanence architecturale et la recherche participative.

La permanence architecturale

Avant de partir sur les routes, nous avions été impliqués dans le projet du Tri Postal d’Avignon. L’objectif : réhabiliter 3000 m² de bâtiment appartenant à la SNCF en friche socio-culturelle. C’est à cette occasion, en 2015, que nous avons découvert la permanence architecturale.

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Le Tri Postal d’Avignon

Deux architectes, Hélène Boucher et Agathe Chiron ont passé une année sur les lieux. Elles imaginaient les futurs usages de celui-ci, en étroite collaboration avec les associations avignonnaises impliquées dans le projet et les habitants concernés. Collectifs, individus et architectes s’interrogeaient mutuellement et conjointement sur les envies et les besoins, comme moteurs du projet futur.

Au quotidien, les architectes rencontraient, discutaient, échangeaient avec différents interlocuteurs de la ville (associations, habitants,…). Elles affinaient ainsi leurs idées concernant les projets possibles dans ce lieu. Une fois par mois, « l’Assemblée des Rêveurs » réunissait toutes les personnes physiques et morales intéressées qui avaient envie de participer, d’écouter ou de proposer. Ce temps ouvert à tous était l’occasion de faire un point sur le mois écoulé, donnait la parole aux architectes pour qu’elles exposent leurs avancées et permettait d’enrichir le projet de nouvelles idées.

Dans cette même démarche, nous avons rencontré à Rennes, Sophie Ricard. Architecte passionnée et passionnante, elle s’est établie à L’Hôtel Pasteur de Rennes. Et quand on dit établie, c’est qu’elle y passe toutes ses journées, voire même ses soirées, depuis 3 ans maintenant.

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L’Hôtel Pasteur de Rennes

Ancienne faculté dentaire en plein centre-ville, le bâtiment allait être vendu par la mairie pour un euro symbolique à un groupe hôtelier. Patrick Bouchain, architecte à l’initiative des permanences architecturales en France, a alors proposé au maire de lui confier le bâtiment pour la même somme, afin de mener une expérience. Sophie Ricard a ouvert les lieux en 2015 et a invité tous les rennais, les collectifs et associations de la ville à proposer diverses actions culturelles et moments partagés. Elle en a fait, avec l’ensemble des personnes intéressées, un lieu d’expérimentation ouvert à tous, tout le temps. Un lieu de test, de rencontres, d’imagination, d’expression, de créativité pour définir les futurs aménagements du celui-ci selon les envies et les besoins réels des habitants et collectifs.

Aujourd’hui, le bâtiment est en restauration à partir des plans des futurs usages du lieu que la permanence architecturale a inspiré collectivement. Ce sont ces 3 années où le lieu a pris vie, qui ont permis à l’architecte de définir les futurs usages de celui-ci et donc de dessiner des plans en adéquation avec les envies et besoins émis.

Les expériences de permanences architecturales ont donc surtout été déployées par Patrick Bouchain et Loïc Julienne en France depuis plusieurs années. Eux-mêmes pionniers du réaménagement de lieux industriels en friche en lieux culturels, ils remettent en question les cadres de l’architecture classique. Ils font sortir l’architecte de son bureau et lui permettent de travailler en coopération avec les usagers. Comme toute expérience, la permanence architecturale se vit plus que ce qu’elle se définit sur papier. Vous l’aurez compris, on peut dire qu’il s’agit d’une expérimentation collective visant l’orientation du projet futur du bâtit. L’expérimentation étant le mot phare et l’essence de cette démarche, elle sous-tend son caractère éphémère et empirique. L’objectif de cette démarche est donc de définir une commande architecturale au plus proche des envies et besoins des usagers concernés. Dit comme ça, cette approche semble tellement logique, importante et prendre tout son sens. Pourtant, pour ce faire, cela demande qu’aucun projet ne soit pensé à l’avance. Il se construit au fur et à mesure des rencontres, des propositions faites par les usagers et des moments créés.

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Autre exemple de permanence architecturale que nous avons rencontré : La Grande Halle à Caen.

La recherche participative

Du 22 au 26 août dernier avait lieu « l’Université d’été solidaire et rebelle des mouvements sociaux et citoyens », à Grenoble. Lors d’un atelier, nous avons découvert la recherche participative, une autre approche qui relie les experts aux citoyens. C’est l’association Sciences Citoyennes, référente en la matière, qui était présente.

Cyril Fiorini, doctorant et membre des Sciences Citoyennes, définit la recherche participative comme une démarche scientifique co-construite entre différents acteurs (chercheurs scientifiques, étudiants, citoyens, associations, ONG…) dont la question de départ découle d’une demande sociale. Cette méthode ouvre alors un espace de dialogue et d’action entre citoyens et chercheurs. Ensemble, ils définissent le projet de recherche afin de travailler sur un sujet correspondant à un besoin social et qui relève d’un réel intérêt scientifique. La rencontre de ces différents acteurs a lieu notamment dans les Boutiques des Sciences, nées dans les années 70, aux Pays-Bas. Il en existe deux en France, à Lyon depuis 2013 et à Lille depuis 2015. D’autres ont fermé sur le territoire français depuis mais Sciences Citoyennes œuvre à faire connaître ce modèle au plus grand nombre dans le but de voir s’ouvrir de nouvelles Boutiques.

Sciences Citoyennes s’attache à faire reconnaître la démarche participative, ainsi que l’expertise citoyenne et associative. Elle explique que si la science a permis de grandes avancées et a été le moteur d’émancipation de nos sociétés, aujourd’hui il nous faut revoir notre rapport à la science pour qu’elle soit au profit de la nature et des êtres humains. Pour cela, nous devons nous réapproprier les sciences, à l’aide de la recherche participative par exemple.

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Isabelle Goldringer, chercheuse à l’INRA en génétique quantitative et des populations, ainsi que membre de Sciences Citoyennes, apportait son témoignage éclairant sur la démarche participative lors des Universités de Grenoble. Elle expliquait son malaise et sa remise en question lorsqu’au début de sa carrière de scientifique, elle a rencontré des agriculteurs à qui elle ne savait pas toujours répondre aux questions les plus concrètes. Elle a pris conscience qu’elle ne connaissait pas vraiment les réalités du terrain, les problématiques des agriculteurs. Elle a alors entamé un travail en partenariat et en collaboration avec ces derniers, ainsi qu’avec des collègues scientifiques d’autres secteurs (sociologues, statisticiens …). C’est à ce moment-là qu’elle s’est lancée dans la recherche participative. Elle témoigne aujourd’hui de l’apport considérable de cette démarche, pourtant fortement remise en question dans le milieu scientifique. Elle affirme qu’elle y trouve une pratique à la fois plus fructueuse, plus près des besoins du terrain, également plus stimulante et enrichissante pour elle-même.

Depuis 2006, elle travaille sur la sélection participative de blé. En collaboration avec des chercheurs de domaines variés et des paysans, l’objectif est de créer nouvelles populations adaptées au système agricole souhaité selon une méthode et une stratégie adaptée. Cette méthode permet également aux paysans d’apprendre et s’approprier les techniques. Par ce biais, les paysans acquièrent techniques et compétences qui les rendent autonomes pour améliorer et maintenir leur semences au fil du temps. La démarche participative a l’avantage de tenir compte de tous les aspects du collectif de travail et, par exemple, d’adapter et de faire évoluer le protocole et les outils selon les besoins et les attentes, ou encore de faciliter la transmission de connaissances et d’expériences.

Pour en savoir plus : 

L’image de couverture illustre un temps de partage à la Biennale Internationale d’Architecture actuellement à Venise. Au Pavillon français, 10 « Lieux infinis » y sont représentés, parmi lesquels L’Hôtel Pasteur, Le Tri Postal et La Grande Halle. 

L’Hôtel Pasteur de Rennes

Le Tri Postal d’Avignon

La Grande Halle de Caen

Sciences Citoyennes

Université d’été solidaire et rebelle des mouvements sociaux et citoyens

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